Je déteste jouer. J’en ai vraiment une sainte horreur. Flanquez-moi un pion et un dé dans la main, de l’autre, j’ai aussitôt envie de me coller une balle entre les deux yeux.

 

Autant vous dire que, si je n’ai jamais trop apprécié la période « bébé » de mes enfants, ça ne s’est pas tellement arrangé vers leurs quatre ou cinq ans.

 

En fait, je dois bien le reconnaître, j’ai juste hâte que mes enfants soient en âge de boire le café avec moi en lisant le journal et en donnant leur avis sur l’actualité - de préférence le même que le mien.

 

En attendant, il faut bien que je m’y colle de temps en temps.

 

Grâce à Dieu, la période des petits chevaux est passée. Je me demande quel cinglé a pu inventer un jeu pour enfant qui dure aussi longtemps.

 

Même question pour les sept familles : SEPT ???

 

L’ennui m’anéantissait tellement, avec les sept familles, que j’étais incapable de redemander une carte que je venais de perdre, ce qui ralentissait effroyablement le jeu. Au Mémory, c’était un peu plus facile : je profitais éhontément de la mémoire vive de mes enfants pour rester concentrée sur mon ennui, plus palpitant que tout.

 

Maintenant qu’ils grandissent, c’est un peu moins terrible.

 

Le problème, c’est que Maël ADORE jouer.

 

Or, il s’avère que la plupart des jeux se jouent à quatre. Dans la mesure où je préfère encore, malgré tout, m’infliger une partie de UNO plutôt qu’un troisième enfant, de temps en temps, je JOUE.

 

C’est-à-dire que mon corps est là, sur une chaise, mes mains tiennent des cartes, et mon esprit vagabonde.

 

Du coup, je me fais vite assaisonner par Maël, qui fulmine de me voir aussi peu IMPLIQUÉE. D’après lui, je ralentis le jeu, je ne suis pas assez réactive, le sel du UNO c’est la RAPIDITÉ. (Il faut dire que je passe la partie à demander si c’est mon tour.)

 

Les enfants, en revanche, sont beaucoup plus indulgents à mon égard : à ma grande honte, quand j’accepte de faire une petite partie de n’importe quoi, ils crient MAMAN JOUE ! MAMAN JOUE ! (Bon sang de l’écrire me met la larme à l’œil, de culpabilité)

 

Mais Maël, lui, reste SANS PITIÉ. Parce qu’il ne joue pas pour jouer, il joue pour GAGNER.

 

Depuis toujours, et quel que soit l’adversaire.

 

Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai retrouvé Raoul et Mimi en larmes devant le plateau de Monopoly, tandis que Maël, enfoncé dans son siège, jubilait, une liasse de billets dans chaque main.

 

Même quand il jouait au « Qui-est-ce » avec Mimi, je l’entendais faire des petits clac clac satisfaits avec ses volets : sa fille n’avait pas encore posé deux questions qu’il exultait en criant un nom : « PETER !! C’EST PETER C’EST ÇA ????!!! »

 

D’une certaine façon, j’envie sa transe.

 

Quand il joue, Maël ne sait plus comment il s’appelle, il oublie qu’il a une femme, des enfants. Les quelques fois où je lui dis que quand même, il pourrait faire un effort pour ne pas les battre à plate couture et leur faire pousser des cris de sioux, il me répond qu’au moins, quand ils gagnent, ils savent que c’est pour de vrai.

 

Parfois, je nous imagine tous les deux, dans quarante ans, en train de jouer au Scrabble au coin d’un feu. A tous les coups, Maël profitera de mon Alzheimer pour placer d’invérifiables vocables sur des mots compte triple, et je lui sourirai tendrement, en me remémorant de trépidantes parties de UNO en famille, qui me sembleront avoir été l’apogée de ma vie.