Plus jeune, j’avais tendance à raconter n’importe quoi.

 

En maternelle, je racontais à la récré que mon père était en prison, à l’heure où, repoussant un siège de bureau glissant sur une moquette crème, il prenait probablement son premier café à la machine. Dans la cour, mon public, habitué aux divagations enfantines des uns et des autres, ne mouftait pas.

 
Au primaire, en CM1, j’avais prétendu avoir des milliers de poissons chez moi, des aquariums partout, le long des couloirs, dans les escaliers (je les VOIS encore) ; si bien qu’une amie bien intentionnée m’avait, pour mon anniversaire, offert une tortue. Comme j’étais censée avoir un vivarium complet, elle pensait sans doute que je pourrais l’héberger sans difficultés. Elle eut la discrétion - ou la distraction - de ne pas remarquer l’absence totale de milieu aquatique chez nous ; et ma mère installa implacablement la pauvre tortue dans une vieille cafetière ébréchée, dont elle s’enfuit un jour de désespoir, sans doute, pour finir lamentablement desséchée sous un livre de bibliothèque perdu. Tandis que mes frère et sœurs se réjouissaient de pouvoir enfin retourner à la bibliothèque sans avoir à payer d’amende, je me suis toujours sentie responsable du destin avorté de cette misérable tortue, victime de mes mensonges.
 
J’aurais aimé pouvoir affirmer que ma mythomanie ne survécut pas à mes dix ans, malheureusement elle empira, jusqu’ à atteindre son point culminant et final l’été de mes treize ans.
J’avais passé l’été précédent dans une colo sur le thème du cirque, activité dans laquelle il s’était avéré que je n’avais aucune prédisposition. Je tenais péniblement sur la grosse boule, à condition que personne ne la fasse avancer, et exécutais deux pas sur un fil avant de m’échouer sur le gazon, cinq centimètres plus bas. Je savais jongler avec trois balles, mais certains jonglaient bien mieux que moi, et avec quatre balles.
Comme j’étais très petite et légère, mon seul talent résidait dans ma capacité à faire le sommet des pyramides humaines, ce qui ne constituait pas véritablement un exploit en soi ; je finissais inévitablement juchée sur les épaules de quelqu’un, lui-même juché sur les épaules de quelqu’un, et je tendais les bras à l’horizontale une demi-seconde avant que l’ensemble ne s’écroule pitoyablement, dans un concert de lamentations.
 
Tout cela ne m’empêchait pas de tenir un carnet de bord quotidien dans lequel je racontais avec passion mes aventures sur la piste : dans mon cahier, j’avais révélé, à peine le pied posé sur le fil, un sens de l’équilibre hors du commun, et je me faisais des traversées fantastiques à quinze mètres du sol, sous les applaudissements de la troupe. Le trapèze n’avait aucun secret pour moi ; tel un gracieux capucin, je voltigeais, de corde en corde, à la seule force de mes chevilles et poignets musclés et endoloris. En un mot, j’étais la seule et l’unique star du spectacle, et, le jour de la représentation, il n’y avait pas assez de roulements de tambours pour annoncer mon arrivée sur scène.
Dans la marge de mon cahier, je faisais même des petits SCHÉMAS explicatifs et assez techniques, pour une meilleure visualisation de mes prouesses.
 
 
A mon retour, j’offris ce carnet en lecture à mon entourage, qui le lut poliment mais avec une nonchalante indifférence : j’avais quasiment risqué ma vie ! Pensez, un trapèze à QUINZE MÈTRES DU SOL ! Mais globalement, mes prétendus faits d’armes circassiens n’intéressaient que modérément les foules, et ma vie de collégienne banale reprit son cours.
Je conservai néanmoins pieusement ce carnet. Je le relirai peut-être dans de longues années, quand je n’aurai plus toute ma tête, et je m’ébaubirai sans doute d’avoir un jour été aussi agile.
 
L’été suivant, celui de mes treize ans, donc, décidément peu au fait de mes compétences, je m’infligeai une colo de THÉÂTRE. Dans la fleur de l’âge de l’inhibition, je ne JOUAI pas une seule seconde durant tout le séjour, me contentant d’errer dans les coulisses en prétextant que j’étais « à la scénographie ». Tout au plus ai-je dû sortir, en trois semaines, quelques vêtements d’une malle à déguisements et peindre de menus éléments de décor.
J’eus par ailleurs toutes les difficultés du monde à me faire des amis.
Après avoir passé quatre jours dans une solitude effrayante, je me découvris quelques points communs avec les deux bad boys de la colo, qui s’étaient rapidement acoquinés.
Loin de la simplicité rieuse de certains de nos congénères, ces deux-là se montraient toujours d’humeur sombre, et affichaient un visage renfrogné qui n’était pas sans me rappeler celui de Dylan dans Beverly Hills : le masque frondeur de ceux QUI ONT VÉCU. Nous n’étions pas comme les autres, nous, point de blondeur échevelée, point de sourires rutilants ni de rires idiots.
 
La vie était une lutte, et, à treize ans, nos destinées n’avaient rien à envier à celle d’Oliver Twist : Christophe vivait dans le territoire oublié d’une grande capitale, où sa mère avait échappé de peu à une balle perdue, non sans perdre l’usage d’une phalange, ce qui ne se remarquait que lorsqu’elle se grattait le nez. Alexandre, quant à lui, avait carrément été placé en famille d’accueil après avoir perdu ses deux parents dans un accident de camping-car, au tout début des vacances. S’il s’habillait quotidiennement en noir, c’était pour leur rendre hommage, et leur montrer, « où qu’ils soient », comme il se plaisait à le dire - avec beaucoup de philosophie, d’après moi - qu’il pensait à eux ; le départ impromptu en colo l’ayant malencontreusement empêché d’assister à l’enterrement. (De ses propres parents, donc).
Quant à moi, mes géniteurs me traitaient tout simplement au pain sec et à l’eau, me faisaient manger dans une gamelle et m’enfermaient dans le garage, dont ils ne me laissaient sortir qu’en cas de visite impromptue de mes grands-parents.
 
Nous passâmes trois semaines délicieuses, à nous imaginer un passé sans cesse plus sordide, des détails cruciaux nous revenant tels des flashs au fil des jours. L’un se souvenait que son père le battait depuis toujours, l’autre se rappelait qu’il était atteint d’une maladie rare et potentiellement mortelle, le dernier, enfin, avait omis de dire que sa petite sœur n’en avait plus que pour quelques mois.
Une fois rentrée à la maison, je continuai à avoir de nombreux échanges téléphoniques avec eux, et plus particulièrement avec Christophe, qui venait de fêter ses quatorze ans. Après qu’il eut perdu sa grand-mère dans un violent accident de la route, il avait, dans la foulée, commencé à boire. Son foie, déjà fragilisé par sa maladie rare, menaçait de lâcher à tout instant.
De mon côté, je dus l’informer qu’une copine de classe s’était suicidée, et que l’Education Nationale venait de porter plainte contre moi pour ne pas l’avoir retenue pendant qu’elle sautait par la fenêtre de la classe.
 
Je raccrochais toujours très émue par nos échanges, et ma mère s’étonnait parfois de ma mine de tragédie. Un jour que je déambulais dans le salon, plus troublée encore que d’habitude, elle me mit sur la sellette, avec la détermination qu’on connaît aux mères. Je lui annonçai donc, vibrante, que la jeune fille que Christophe avait accidentellement mise enceinte était tombée dans les escaliers, se tuant sur le coup, ainsi que l’enfant qu’elle portait.
Elle fut interloquée environ une à deux secondes, mais, ma mère ayant l’esprit pratique bien plus que romantique, elle décréta que mon copain racontait vraiment N’ IMPORTE QUOI et que je pouvais dormir sur mes deux oreilles.
 
 
N’importe…quoi ?
 
 
A la lueur de toutes les inepties que j’avais moi-même pu proférer sans ciller, la vérité jaillit avec force : Christophe était un GROS MYTHO.
Dans mon esprit désormais lucide, ressuscitaient en vrac sa grand-mère, la phalange de sa mère, sa copine légèrement boutonneuse (mais au ventre plat), et enfin son propre foie.
 
 
J’étais scan-da-li-sée.
 
En relisant frénétiquement le petit carnet de bord rédigé en colo, afin d’essayer de trouver des indices précurseurs de sa mauvaise foi, je retombai sur le récit de mes performances de comédienne, sur scène. J’y décrivais longuement le difficile apprentissage du texte et l’état de quasi pâmoison qui suit le tomber de rideau. Tout en feuilletant l’ensemble, et sans vraiment y prêter attention, je ne cessais de me demander, bon sang, comment PEUT- ON être mythomane ?